II

 

Le lendemain, je m’éveillai vers huit heures. Le temps était humide et terne. En écartant le rideau de mon lit, je remarquai que la neige s’était amoncelée au bord des fenêtres : les vitres en étaient toutes blanches. Je me pris à rêver tristement au sort de mes camarades ; ils avaient dû bien souffrir du froid... la grande Berthe et le vieux Brêmer surtout ! Cette idée me serra le cœur.

Comme je rêvais ainsi, un tumulte étrange s’éleva dehors. Il se rapprochait de l’auberge, et ce n’est pas sans inquiétude que je m’élançai vers une fenêtre, pour juger de ce nouveau péril.

On venait confronter la fameuse bande avec dame Grédel Dick, qui ne pouvait sortir après les terribles émotions de la veille. Mes pauvres compagnons descendaient la rue bourbeuse, entre deux files d’agents de police, et suivis d’une avalanche de gamins, hurlant et sifflant comme de vrais sauvages. Il me semble encore voir cette scène affreuse : le pauvre Brêmer, enchaîné avec son fils Ludwig, puis Karl et Wilfrid, et enfin la grande Berthe, qui marchait seule derrière et criait d’une voix lamentable :

– Au nom du ciel, messieurs, au nom du ciel... ayez pitié d’une pauvre harpiste innocente !... Moi... tuer !... moi... voler ! Oh ! Dieu, est-ce possible !

Elle se tordait les mains. Les autres étaient mornes, la tête penchée, les cheveux pendants sur la face.

Tout ce monde s’engouffra dans l’allée sombre de l’auberge. Les gardes en expulsèrent les étrangers... On referma 1a porte, et la foule avide resta dehors, les pieds dans la boue, le nez aplati contre les fenêtres.

Le plus profond silence s’établit alors dans la maison. M’étant habillé, j’entrouvris la porte de ma chambre pour écouter, et voir s’il ne serait pas possible de reprendre la clef des champs.

J’entendis quelques éclats de voix, des allées et des venues aux étages inférieurs, ce qui me convainquit que les issues étaient bien gardées. Ma porte donnait sur le palier, juste en face de la fenêtre que l’homme avait ouverte pour fuir. Je n’y fis d’abord pas attention... Mais comme je restais là, tout à coup je m’aperçus que la fenêtre était ouverte, qu’il n’y avait point de neige sur son bord, et, m’étant approché, je vis de nouvelles traces sur le mur. Cette découverte me donna le frisson. L’homme était revenu !... Il revenait peut-être toutes les nuits : le chat, la fouine, le furet... tous les carnassiers ont ainsi leur passage habituel. Quelle révélation ! Tout s’éclairait dans mon esprit d’une lumière mystérieuse.

« Oh ! si c’était vrai, me dis-je, si le hasard venait de me livrer le sort de l’assassin... mes pauvres camarades seraient sauvés ! »

Et je suivis des yeux cette trace, qui se prolongeait avec une netteté surprenante, jusque sur le toit voisin.

En ce moment, quelques paroles de l’interrogatoire frappèrent mes oreilles... On venait d’ouvrir la porte de la salle pour renouveler l’air... J’entendis :

– Reconnaissez-vous avoir, le 20 de ce mois participé à l’assassinat du sacrificateur Ulmet Elias ?

Puis quelques paroles inintelligibles.

– Refermez la porte, Madoc, dit la voix du bailli... refermez la porte... Madame est souffrante...

Je n’entendis plus rien.

La tête appuyée sur la rampe, une grande résolution se débattait alors en moi. « Je puis sauver mes camarades, me disais-je ; Dieu vient de m’indiquer le moyen de les rendre à leurs familles... Si la peur me fait reculer devant un tel devoir, c’est moi qui les aurais assassinés... Mon repos, mon honneur, seront perdus à jamais... Je me jugerai le plus lâche... le plus vil des misérables ! » Longtemps j’hésitai ; mais tout à coup ma résolution fut prise... Je descendis et je pénétrai dans la cuisine.

– N’avez-vous jamais vu cette montre, disait le bailli à dame Grédel ; recueillez-bien vos souvenirs, madame.

Sans attendre la réponse, je m’avançai dans la salle, et, d’une voix ferme, je répondis :

– Cette montre, monsieur le bailli... je l’ai vue entre les mains de l’assassin lui-même... Je la reconnais... Et, quant à l’assassin, je puis vous le livrer ce soir, si vous daignez m’entendre.

Un silence profond s’établit autour de moi ; tous les assistants se regardaient l’un l’autre avec stupeur ; mes pauvres camarades parurent se ranimer.

– Qui êtes-vous, monsieur ? me demanda le bailli revenu de son émotion.

– Je suis le compagnon de ces infortunés, et je n’en ai pas honte, car tous, monsieur le bailli, tous, quoique pauvres, sont d’honnêtes gens... Pas un d’entre eux n’est capable de commettre les crimes qu’on leur impute.

Il y eut un nouveau silence. La grande Berthe se prit à sangloter tout bas ; le bailli parut se recueillir. Enfin, me regardant d’un œil fixe :

– Où donc prétendez-vous nous livrer l’assassin ?

– Ici même, monsieur le bailli... dans cette maison... Et, pour vous en convaincre, je ne demande qu’un instant d’audience particulière.

– Voyons, dit-il en se levant.

Il fit signe au chef de la police secrète, Madoc, de nous suivre, aux autres de rester. Nous sortîmes.

Je montai rapidement l’escalier. Ils étaient sur mes pas. Au troisième, m’arrêtant devant la fenêtre et leur montrant les traces de l’homme imprimées dans la neige :

– Voici les traces de l’assassin, leur dis-je... C’est ici qu’il passe chaque soir... Il est venu hier à deux heures du matin... Il est revenu cette nuit... Il reviendra sans doute ce soir.

Le bailli et Madoc regardèrent les traces quelques instants sans murmurer une parole.

– Et qui vous dit que ce sont les pas du meurtrier ? me demanda le chef de la police d’un air de doute.

Alors je leur racontai l’apparition de l’assassin dans notre grenier. Je leur indiquai, au-dessus de nous, la lucarne d’où je l’avais vu fuir au clair de lune, ce que n’avait pu faire Wilfrid, puisqu’il était resté couché...

Je leur avouai que le hasard seul m’avait fait découvrir les empreintes de la nuit précédente.

– C’est étrange, murmurait le bailli ; ceci modifie beaucoup la situation des accusés. Mais comment nous expliquez-vous la présence du meurtrier dans la cave de l’auberge ?

– Ce meurtrier, c’était moi, monsieur le bailli !

Et je lui racontai simplement ce qui s’était passé la veille, depuis l’arrestation de mes camarades jusqu’à la nuit close, au moment de ma fuite.

– Cela suffit, dit-il.

Et se tournant vers le chef de la police :

– Je dois vous avouer, Madoc, que les dépositions de ces ménétriers ne m’ont jamais paru concluantes ; elles étaient loin de me confirmer dans l’idée de leur participation aux crimes... D’ailleurs, leurs papiers établissent, pour plusieurs, un alibi très difficile à démentir. Toutefois, jeune homme, malgré la vraisemblance des indices que vous nous donnez, vous resterez en notre pouvoir jusqu’à la vérification du fait... Madoc, ne le perdez pas de vue, et agissez en conséquence.

Le bailli descendit alors tout méditatif, et, repliant ses papiers, sans ajouter un mot à l’interrogatoire :

– Qu’on reconduise les accusés à la prison, dit-il en lançant à la grosse cabaretière un regard de mépris.

Il sortit suivi de son secrétaire.

Madoc resta seul avec deux agents.

– Madame, dit-il à l’aubergiste, vous garderez le plus grand silence sur ce qui vient de se passer. De plus, vous rendrez à ce brave jeune homme la chambre qu’il occupait avant-hier.

Le regard et l’accent de Madoc n’admettaient pas de réplique : dame Grédel promit ses grands dieux de faire ce que l’on voudrait, pourvu qu’on la débarrassât des brigands.

– Ne vous inquiétez pas des brigands, répliqua Madoc ; nous resterons ici tout le jour et toute la nuit pour vous garder... Vaquez tranquillement à vos affaires, et commencez par nous servir à déjeuner... Jeune homme, vous me ferez l’honneur de déjeuner avec nous ?

Ma situation ne me permettait pas de décliner cette offre... J’acceptai.

Nous voilà donc assis en face d’un jambon et d’une cruche de vin du Rhin. D’autres individus vinrent boire comme d’habitude, provoquant les confidences de dame Grédel et d’Annette ; mais elles se gardèrent bien de parler en notre présence, et furent extrêmement réservées, ce qui dut leur paraître fort méritoire.

Nous passâmes tout l’après-midi à fumer des pipes, à vider des petits verres et des chopes ; personne ne faisait attention à nous.

Le chef de la police, malgré sa figure plombée, son regard perçant, ses lèvres pâles et son grand nez en bec d’aigle, était assez bon enfant après boire. Il nous racontait des gaudrioles avec verve et facilité. Il cherchait à saisir la petite Annette au passage. À chacune de ses paroles, les autres éclataient de rire ; moi, je restais morne, silencieux.

– Allons jeune homme, me disait-il en riant, oubliez la mort de votre respectable grand-mère... Nous sommes tous mortels, que diable !... Buvez un coup et chassez ces idées nébuleuses.

D’autres se mêlaient à notre conversation, et le temps s’écoulait ainsi au milieu de la fumée du tabac, du cliquetis des verres et du tintement des canettes.

Mais à neuf heures, après la visite du wachtmann, tout changea de face ; Madoc se leva et dit :

– Ah ! çà ! procédons à nos petites affaires... Fermez la porte et les volets... et lestement ! Quant à vous, madame et mademoiselle, allez vous coucher !

Ces trois hommes, abominablement déguenillés, semblaient être plutôt de véritables brigands que les soutiens de l’ordre et de la justice. Ils tirèrent de leur pantalon des tiges de fer, armées à l’extrémité d’une boule de plomb... Le brigadier Madoc, frappant sur la poche de sa redingote, s’assura qu’un pistolet s’y trouvait... Un instant après, il le sortit pour y mettre une capsule.

Tout cela se faisait froidement... Enfin, le chef de la police m’ordonna de les conduire dans mon grenier.

Nous montâmes.

Arrivés dans le taudis, où la petite Annette avait eu soin de faire du feu, Madoc, jurant entre ses dents, s’empressa de jeter de l’eau sur le charbon ; puis m’indiquant la paillasse :

– Si le cœur vous en dit, vous pouvez dormir.

Il s’assit alors avec ses deux acolytes, au fond de la chambre, près du mur, et l’on souffla la lumière.

Je m’étais couché, priant tout bas le Seigneur d’envoyer l’assassin.

Le silence, après minuit, devint si profond, qu’on ne se serait guère douté que trois hommes étaient là, l’œil ouvert, attentifs au moindre bruit, comme des chasseurs à l’affût de quelque bête fauve. Les heures s’écoulaient lentement... lentement... Je ne dormais pas... Mille idées terribles me passaient par la tête... J’entendis sonner une heure... deux heures... et rien... rien n’apparaissait !

À trois heures, un des agents de police bougea... je crus que l’homme arrivait... mais tout se tut de nouveau. Je me pris alors à penser que Madoc devait me prendre pour un imposteur, qu’il devait terriblement m’en vouloir, que le lendemain il me maltraiterait... que, bien loin d’avoir servi mes camarades, je serais mis à la chaîne.

Après trois heures, le temps me parut extrêmement rapide ; j’aurais voulu que la nuit durât toujours, pour conserver au moins une lueur d’espérance.

Comme j’étais ainsi à ressasser les mêmes idées pour la centième fois... tout à coup, sans que j’eusse entendu le moindre bruit... la lucarne s’ouvrit... deux yeux brillèrent à l’ouverture... rien ne remua dans le grenier.

« Les autres se seront endormis, me dis-je. »

La tête restait toujours là... attentive... On eût dit que le scélérat se doutait de quelque chose... Oh ! que mon cœur galopait... que le sang coulait vite dans mes veines... et pourtant le froid de la peur se répandait sur ma face... Je ne respirais plus !

Il se passa bien quelques minutes ainsi... puis... subitement... l’homme parut se décider... il se glissa dans notre grenier, avec la même prudence que la veille.

Mais au même instant un cri terrible... un cri bref, vibrant... retentit :

– Nous le tenons !

Et toute la maison fut ébranlée de fond en comble... des cris... des trépignements... des clameurs rauques... me glacèrent d’épouvante... L’homme rugissait... les autres respiraient haletants... puis il y eut un choc qui fit craquer le plancher... je n’entendis plus qu’un grincement de dents... un cliquetis de chaînes...

– De la lumière ! cria le terrible Madoc.

Et, tandis que le soufre flambait, jetant dans le réduit sa lueur bleuâtre, je distinguai vaguement les agents de police accroupis sur l’homme en manches de chemise : l’un le tenait à la gorge, l’autre lui appuyait les deux genoux sur la poitrine ; Madoc lui serrait les poings dans des menottes à faire craquer les os ; l’homme semblait inerte ; seulement une de ses grosses jambes, nue depuis le genou jusqu’à la cheville, se relevait de temps en temps et frappait le plancher par un mouvement convulsif... Les yeux lui sortaient littéralement de la tête... une écume sanglante s’agitait sur ses lèvres.

À peine eus-je allumé la chandelle, que les agents de police firent une exclamation étrange.

– Notre doyen !...

Et tous trois se relevant... je les vis se regarder pâles de terreur.

L’œil de l’assassin bouffi de sang se tourna vers Madoc... Il voulut parler... mais, seulement au bout de quelques secondes... je l’entendis murmurer :

– Quel rêve !... Mon Dieu... quel rêve !

Puis il fit un soupir et resta immobile.

Je m’étais approché pour le voir... C’était bien lui... L’homme qui nous avait donné de si bons conseils sur la route de Heidelberg... Peut-être avait-il pressenti que nous serions la cause de sa perte : on a parfois de ces pressentiments terribles ! Comme il ne bougeait plus et qu’un filet de sang glissait sur le plancher poudreux, Madoc, revenu de sa surprise, se pencha sur lui et déchira sa chemise ; nous vîmes alors qu’il s’était donné un coup de son grand couteau dans le cœur.

– Eh ! fit Madoc avec un sourire sinistre, M. le doyen a fait banqueroute à la potence... Il connaissait la bonne place et ne s’est pas manqué ! Restez ici, vous autres... Je vais prévenir le bailli.

Puis il ramassa son chapeau, tombé pendant la lutte, et sortit sans ajouter un mot.

Je restai seul en face du cadavre avec les deux agents de police.

 

Le lendemain, vers huit heures, tout Heidelberg apprit la grande nouvelle. Ce fut un événement pour le pays. Daniel Van den Berg, doyen des drapiers, jouissait d’une fortune et d’une considération si bien établies, que beaucoup de gens se refusèrent à croire aux abominables instincts qui le dominaient.

On discuta ces événements de mille manières différentes. Les uns disaient que le riche doyen était somnambule, et par conséquent irresponsable de ses actions... les autres, qu’il était assassin par amour du sang, n’ayant aucun intérêt sérieux à commettre de tels crimes... Peut-être était-il l’un et l’autre ! C’est un fait incontestable que l’être moral, la volonté, l’âme, peu importe le nom, n’existe pas chez le somnambule... Or l’animal, abandonné à lui-même, subit naturellement l’impulsion de ses instincts pacifiques ou sanguinaires, et la face ramassée de maître Daniel Van den Berg, sa tête plate, renflée derrière les oreilles, ses longues moustaches hérissées... ses yeux verts... tout prouve qu’il appartenait malheureusement à la famille des chats... race terrible, qui tue pour le plaisir de tuer !...

Quoi qu’il en soit, mes compagnons furent rendus à la liberté. On cita la petite Annette, pendant quinze jours comme un modèle de dévouement. Elle fut même recherchée en mariage par le fils du bourgmestre Trungott, jeune homme romanesque, qui fera le malheur de sa famille. Moi, je m’empressai de retourner dans la Forêt-Noire, où, depuis cette époque, je remplis les fonctions de chef d’orchestre au bouchon du Sabre-Vert, sur la route de Tubingue. S’il vous arrive de passer par-là, et que mon histoire vous ait intéressé, venez me voir... nous viderons deux ou trois bouteilles ensemble... et je vous raconterai certains détails, qui vous feront dresser les cheveux sur la tête !...